Hors-série - Guerre cognitive et souveraineté
Août 2024
Eric Delbecque
Directeur du Conseil en Intelligence Économique chez Comfluence, auteur de plusieurs ouvrages sur l’intelligence économique et la sécurité
À Paris, le 18 mars dernier, a eu lieu une conférence organisée par Asia Society France, l’IRSEM (l’Institut de recherche de l’École Militaire), l’Inalco et Asialyst. Elle avait comme sujet une nouvelle forme de conflit : la guerre cognitive [1]. Un compte-rendu en a été réalisé par Pierre-Antoine Donnet.
Précisons d’abord que la guerre cognitive n’est pas en réalité une nouveauté et qu’elle sévit depuis bien longtemps. Elle fut d’ailleurs théorisée dès 1999, dans un ouvrage de deux officiels chinois, Qiao Liang et Wang Xiangsui, dans un ouvrage intitulé La Guerre hors limites. En France, l’École de guerre économique dirigée par Christian Harbulot y consacra un ouvrage (édité en 2004 chez Lavauzelle) et l’EPGE, l’École de pensée sur la guerre économique (dont l’auteur de ces lignes compte au nombre des cinq fondateurs) travaille sur ces sujets depuis plus de vingt ans. La guerre cognitive constitue une doctrine militaire adoptée par la Chine (mais qui dépasse finalement le cadre strictement guerrier). Elle repose d’abord et avant tout sur le contrôle des cerveaux. Bien évidemment, elle constitue une menace grave et préoccupante sur notre souveraineté. Elle pèse tout autant, comme une épée de Damoclès, sur la construction d’une « Europe puissance », un terme remis récemment au goût du jour par Emmanuel Macron mais qui, là encore, n’a rien d’un concept inédit. Nous travaillons là aussi, depuis deux décennies, à quelques-uns, sur cette ambition, toujours dans les limbes [2].
Mais revenons-en, dans un premier temps, à la caractérisation de la guerre cognitive.
Dans cette conférence du 18 mars 2024, Paul Charon, Directeur du domaine « renseignement, anticipation et menaces hybrides » de l’Institut de de recherches stratégique de l’École militaire du ministère des Armées (IRSEM), définissait le terme ainsi : « Pour bien comprendre ce terme, il faut le replacer dans un cadre conceptuel plus large, celui des « Trois Guerres ». Plus que d’un concept, il s’agit d’une véritable doctrine militaire qui émerge autour de 2003 et théorise ou essaye de penser la guerre non cinétique chinoise ». Cette idée de la guerre cognitive naquit des constats dressés par Pékin à l’issue de la Guerre du Golfe de 1990-1991, à savoir le retard de l’Armée chinoise (à l’instar de celui de l’Armée Soviétique, révélé au moment de la Chute du Bloc de l’Est), le bond dans le futur que démontraient les capacités de l’armée états-unienne, l’urgence pour l’Armée populaire de libération (l’APL) de travailler dans le domaine du conventionnel interarmées (nécessitant une parfaite coordination) comme dans celui du non-cinétique. En tout état de cause, il fallait acquérir une parfaite maîtrise de l’information.
En résumé, la guerre cinétique désigne tout ce qui provoque des dégâts humains et matériels. Elle relève soit de la guerre conventionnelle, soit d’un conflit nucléaire. La guerre non cinétique qualifie le domaine de la lutte informationnelle (désinformation, influence) et du cyberespace. Elle ne vise pas à faire des morts ou des dégâts matériels.
Aux yeux des stratèges chinois, s’imposa alors la catégorisation des « Trois Guerres » non-cinétiques.
La première est celle de l’opinion publique : il s’agit de dominer le discours médiatique, national mais aussi international. Autrement dit, exercer une forme de contrôle en influençant les médias étrangers (d’abord pour préparer un conflit ou légitimer une intervention chinoise, par exemple à Taïwan)
La deuxième guerre est celle du droit (l’objectif consiste par exemple à légitimer des revendications territoriales ou la présence chinoise en certains endroits du globe ; un autre but est de réduire au silence les adversaires de la Chine en engageant des procédures judiciaires, journalistes et chercheurs en tête). Un aspect de cette guerre du droit sont les procédures légales
Arrive en troisième position la guerre psychologique, sans doute le plus important. Vieille comme le monde, elle ne cesse cependant de se perfectionner depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les publications chinoises sur le sujet s’inspirent d’ailleurs de la Russie et des États-Unis, deux maîtres en matière de guerre psychologique
L’objectif ultime de la guerre cognitive hante depuis longtemps les nations et les dirigeants, et se formule simplement : gagner la guerre sans la faire, ou décourager suffisamment l’ennemi, saper sa volonté pour qu’il n’ait aucune envie de combattre. Les « Trois Guerres » non-cinétiques sont un simple découpage de cette ambition terminale. La guerre cognitive constitue en somme un approfondissement de la guerre psychologique en particulier et des « Trois Guerres » en général, utilisant les progrès des sciences cognitives, c’est-à-dire tout ce que l’on apprend chaque jour sur les fonctions du cerveau liées à la connaissance (mémorisation, apprentissage, langage, perceptions). Comment agir sur ce fonctionnement du cerveau, voilà la question sur laquelle travaille entre autres le gouvernement de Pékin. Au final, l’intention s’affirme clairement : faire croire que la lutte n’a aucun sens, que l’issue est connue d’avance, que la victoire de la Chine est certaine. L’effet final recherché est de faire peur et de dissuader des adversaires ou compétiteurs de se mettre en travers des stratégies chinoises, quelles qu’elles soient, et pas exclusivement dans le domaine militaire.
Paul Charon le rappelle : « C’est dans ce cadre que la guerre cognitive doit être comprise. La première série d’opérations de guerre cognitive consiste à attaquer les capacités de compréhension de l’ennemi, ses perceptions, ces capacités à comprendre l’environnement dans lequel il évolue. Le deuxième versant est celui qui attaque la conviction. Il va essayer en quelque sorte d’empêcher la prise de décision ou, à tout le moins, empêcher une prise de décision qui soit véritablement informée. L’idée est d’induire en erreur les dirigeants adverses. […] La guerre cognitive est un domaine de lutte supplémentaire rajouté au domaine traditionnel des armées : terre, air et mer. À ces domaines se sont ajoutés le spatial et le cyber. Le domaine cognitif serait le sixième domaine ». Ce n’est pas une particularité chinoise car la plupart des armées du monde ont commencé à s’y intéresser, considérant le cognitif comme le sixième domaine. » [1]
Opérationnellement, l’Armée populaire de libération « distingue des opérations de guerre cognitive en temps de paix, en temps de crise et en temps de guerre ». En temps de paix, l’objectif consiste à récolter des données afin de comprendre l’adversaire et de savoir où frapper. Pour observer, Pékin dispose de diplomates, de militaires et d’agents de renseignement dans de nombreuses entreprises. Dès le temps de paix, on s’ingénie aussi à façonner les perceptions de l’adversaire, d’abord en manipulant les réseaux sociaux, pour donner une image favorable de la Chine, telle une « puissance bienveillante » encourageant « l’émergence pacifique » et proposant des relations « gagnant-gagnant ».
Durant une séquence de crise, il faudra dissuader l’adversaire d’aller plus loin, voire de reculer, en démontrant sa force militaire par des actions, des opérations visuelles destinées à susciter peur et désengagement. On peut encore citer la dissuasion stratégique, articulée sur le façonnement des perceptions des Chinois et la distraction de l’adversaire. C’est-à-dire qu’il s’agira d’attirer son attention ailleurs, pour l’éloigner des « vrais » sujets. On pourra même tenter d’altérer et de reconstruire sa perception du réel. On usera enfin de la désinformation, dite profonde, par des fausses vidéos ou de faux enregistrements sonores. On comprend bien dès lors pourquoi les États-Unis ciblent TikTok et veulent contraindre Pékin à le vendre à une firme américaine ou un groupe d’entreprises ad hoc…
En temps de guerre, il s’agira surtout d’impacter les capacités de décision des dirigeants adverses. De puissantes cyberattaques peuvent servir cet objectif en paralysant les moyens techniques de la prise de décision, communications en tête. S’y ajouteront les outils de désinformation, visant la subversion, de la fausse épidémie à la déstabilisation des dirigeants ennemis (en se servant d’informations réelles ou en les inventant totalement). Des armes létales pourraient également être employées pour « créer un choc psychologique qui va contraindre l’adversaire à se replier et abandonner sa volonté de combattre ».
Mathieu Valette, responsable de la filière « Textes, Informatique, Multilinguisme » de l’Inalco, précise que l’on peut ajouter aux « Trois Guerres » la guerre mentale, (au sens otanien, concentrant l’approche sur la psyché des soldats et personnels décisionnels diplomatiques (cf. « Syndrome de La Havane »).
Des combinaisons complexes existent par ailleurs entre la guerre physique (cinétique) et la guerre cognitive, ainsi qu’entre la guerre psychologique, la guerre de l’information et la cyberguerre. Une autre forme de guerre cognitive se noue autour de la guerre économique, laquelle implique la construction de récits, de narratifs, pas si loin de la pratique de la rhétorique, pouvant se décliner en publicité ou propagande.
Bien évidemment, cette dynamique globale de la guerre cognitive débouche actuellement dans ce que l’on peut appeler la « post-vérité », ou le « post-factuel ». Autrement dit, « faire croire qu’il se passe quelque chose, sur les réseaux sociaux notamment, simuler des manifestations ou des mouvements populaires en fabriquant de faux influenceurs, de faux tweets. Un autre élément dont la Russie s’est rendue maître ce sont les trolls industrialisés qui ont la capacité de générer des messages sur internet pour influencer des comportements », observe Mathieu Valette. On parle donc ici de récits s’affranchissant de la vérité, où règnent en maîtres le pathos, l’émotion, la spectacularisation, le tout dans un cadre numérique qui accentue une zone de vulnérabilité, de fragilité, à savoir la transformation de notre rapport à l’univers réel, existentiel, physique, corporel. Dans cet espace virtuel, la place est immense pour la tromperie.
Dans cette galaxie d’information « massifiée », la part de la malveillance s’avère capitale, tout comme celle de la « mal-information » (des données globalement vraies mais manipulées afin d’abuser une population), sachant que le ciblage sur des catégories particulières est possible. On assiste donc progressivement à une sorte de communautarisation de la diffusion de l’information, accentuée par les performances de l’IA (nous pourrons ainsi être destinataires de récits spécifiques radicalement différents de ceux envoyés à la communauté « voisine »). Le risque est clair : l’affaiblissement du sentiment collectif, de la cohésion sociale, et même du contrat social lui-même.
Dans cette guerre cognitive, les démocraties semblent a priori plus vulnérables que les régimes totalitaires (qui utilisent d’abord les « Trois Guerres » sur leur propre population, et que la préoccupation éthique n’entrave guère). Les États de droit démocratiques cherchent à se protéger contre la guerre cognitive mais ne peuvent pas véritablement élaborer de stratégie offensive. Paul Charon conclut sur ce point de façon intéressante [1]. Il précise que la Chine, la Russie ou l’Iran cherchent à décrédibiliser le système démocratique. On ne peut donc se mettre en contradiction avec les valeurs libérales et démocratiques, cela leur faciliterait la dénonciation de nos propres incohérences. Il importe de ne pas tomber dans ce piège, et de créer des instruments de défense (y compris offensifs) compatibles avec nos principes. L’exemple des États-Unis pendant la Guerre froide nous poussent dans ce sens : à cette époque (en Amérique Latine ou au Moyen-Orient), l’Oncle Sam a multiplié – en recourant à des méthodes contestables – les opérations de subversion, de déstabilisation des régimes qu’ils ne cautionnaient pas. Sans doute réalisèrent-ils des « gains tactiques à court terme », mais aujourd’hui encore, ils en payent le prix réputationnel. Il importe de ne pas sacrifier le long terme. Nous sommes contraints à l’ingéniosité.
Bien évidemment, l’agression de l’Ukraine par la Russie nous a obligé à un volte-face salutaire : la guerre « militaire » n’est pas morte, les conflits de haute-intensité pas davantage. L’univers traditionnel de la guerre n’a pas cessé de nous guetter ; même s’il se transforme, il perdure dans ses grandes articulations de sens. Néanmoins, il ne nous faut pas régresser sur un autre point, celui de l’extension du domaine de la guerre, c’est-à-dire la multiplication des échiquiers des confrontations. La guerre cognitive nous le démontre. Pour l’Europe, et donc aussi la France, le premier enjeu de souveraineté, d’indépendance stratégique et d’action, se situe là. Il constitue même le préalable à la préparation de la Défense et de la sécurité nationale.
Nous devons aujourd’hui avancer, en matière de « réarmement » de notre souveraineté, dans trois compartiments : souveraineté militaire, souveraineté industrielle [3] et souveraineté cognitive.
[1] https://asialyst.com/fr/2024/03/28/occident-chine-guerre-cognitive/
[2] Cf. Eric DELBECQUE, L’Europe puissance ou le Rêve français, éditions des Syrtes, 2006
[3] Cf. Eric DELBECQUE, Vers une souveraineté industrielle ? Secteurs stratégiques et mondialisation, Vuibert, 2012