Nucléaire : le défi des ressources humaines

Septembre 2024


Marion Le Roy

Responsable de la Nuclear Academy de Capgemini Engineering, co-auteure du rapport « L’ingénierie nucléaire en quête de compétences »

Capgemini Engineering a publié le rapport « L’ingénierie nucléaire en quête de compétences » en 2023, dont vous êtes la co-auteure. Comment accompagnez-vous la filière nucléaire à Capgemini Engineering ?

Capgemini Engineering accompagne les grands donneurs d’ordre nucléaires depuis de nombreuses années. Nous avons environ 1200 collaborateurs qui travaillent aujourd’hui dans la filière nucléaire en France, que ce soit pour des activités liées à la production d’électricité, les programmes pour étendre la durée de vie des centrales, la conception des nouveaux réacteurs, la recherche et l’innovation avec les SMR (Small Modular Reactors) et les réacteurs expérimentaux, le cycle du combustible ou encore des activités de démantèlement.

Nous sommes partis du bilan établi par le rapport « Match » du Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (le GIFEN), qui a analysé les charges de travail des grands chantiers nucléaires à venir et mesuré l’écart entre les ressources disponibles aujourd’hui et celles dont nous aurons besoin demain. Nous avons combiné l’estimation du GIFEN avec nos perspectives de croissance, et avons pour ambition de doubler le nombre de nos ingénieurs dans les 3 prochaines années. C’est pourquoi nous travaillons à un plan d’attractivité, de recrutement et de formation, dont la Nuclear Academy est l’un des principaux piliers.

Quels sont les grands enjeux de la filière nucléaire en termes de ressources humaines ?

Tout d’abord, nous partons du constat qu’il n’y a pas assez de ressources aujourd’hui pour répondre aux besoins en compétences de la filière. Nous avons donc identifié des leviers qui permettent de créer de nouvelles capacités d’ingénierie et d’optimiser la manière dont celles-ci sont mobilisées.

Dans notre rapport, nous abordons notamment : l’attractivité de la filière auprès des jeunes, la spécialisation de certains profils, la transformation des activités d’ingénierie vers un mode d’ingénierie distribuée et le développement de nouvelles capacités internationales.

Quelles sont les actions menées en France pour attirer les jeunes dans le nucléaire aujourd’hui ?

L’Université des Métiers du Nucléaire (UMN), en lien avec le GIFEN, a défini un plan d’attractivité sur plusieurs années, prévoyant notamment des actions pour faire découvrir les métiers du nucléaire aux jeunes, mais aussi à leurs parents et aux enseignants qui jouent un rôle prépondérant dans l’orientation.

Qu’est-ce qui rend la filière nucléaire attractive selon vous ?

La filière connait un vrai changement d’image auprès du public et offre de solides arguments pour attirer les candidats :


La filière nucléaire compte encore peu de femmes. Quelles sont les barrières à l’entrée selon vous ?

Les femmes ne représentent que 24% des employés de la filière, il est essentiel et urgent de féminiser les métiers du nucléaire. Nous avons besoin de diversité au sein des projets, de capter un plus large vivier de talents et d’attirer les meilleures candidates au sein de la filière.

Le réseau Women In Nuclear (WIN) mène des actions pour améliorer la mixité dans le secteur et déconstruire l’idée reçue que les filières industrielles ne sont pas adaptées aux femmes.

De notre côté, au sein de Capgemini, nous avons lancé dès 2012 le programme Women@Capgemini qui réalise des actions très concrètes avec des programmes de mentorat et de formations pour accompagner les femmes dans leur développement professionnel, des sensibilisations pour lutter contre les stéréotypes de genre, des événements pour promouvoir les talents féminins et mettre en valeur leurs chemins de carrière et des actions pour faire découvrir les métiers de l’ingénierie aux jeunes filles.

Mais il est vrai que plusieurs freins existent, dont le principal est le nombre insuffisant de jeunes filles qui rejoignent les filières scientifiques et techniques : il faut redoubler d’effort pour les attirer, et ceci dès le collège.

Venons-en au 2e enjeu : la spécialisation de certains profils. Comment cette spécialisation se matérialise-t-elle ?

L’Université des Métiers du Nucléaire, l’enseignement supérieur et les acteurs de la filière, œuvrent à la « nucléarisation » des parcours de formation existants. En effet, dans le nucléaire nous avons besoin de profils très spécialisés (par exemple dans la neutronique, le génie atomique, la radioprotection), mais aussi de profils d’ingénieurs plus généralistes et capables d’exercer leur métier dans un environnement nucléaire. Ainsi, l’UMN a déployé un « passeport nucléaire » qui apporte une brique industrielle aux formations initiales d’ingénieurs et de techniciens.

En complément, de nombreuses universités et grandes écoles d’ingénieurs lancent de nouveaux masters et diplômes d’ingénieurs spécialisés à proximité des futurs chantiers et des centres d’ingénierie.

En plus des étudiants, nous avons également besoin d’attirer des profils plus expérimentés au sein de la filière nucléaire. Chez Capgemini Engineering, nous avons expérimenté la mise en place d’un programme de reskilling ambitieux au printemps 2024 pour permettre à près d’une centaine de nos ingénieurs issus de l’aéronautique, de l’automobile ou encore des télécoms, de se former aux métiers du nucléaire. Nous avons conçu des programmes de formation spécifiques pour leur permettre de s’approprier les enjeux de la filière, la culture sûreté, l’architecture et le fonctionnement des installations, les normes et principaux logiciels.

Nos ingénieurs ont ensuite rapidement pu démarrer sur de vrais projets clients. C’est une vraie réussite, que nous allons renouveler dans les prochains mois. Et nous envisageons d’ouvrir ces programmes en externe à des demandeurs d’emploi qui souhaitent se reconvertir dans le nucléaire, en collaboration avec France Travail.

En 3e enjeu, vous citez le déploiement de l’ingénierie distribuée : pouvez-vous expliquer ce concept, et en quoi il est important de l’adresser pour relever le défi des ressources humaines dans le nucléaire ?

Encore aujourd’hui, la filière nucléaire fait souvent appel à des bureaux d’études au travers de prestations en assistance technique, basées sur de l’engagement de moyens. Nous ressentons aujourd’hui un changement au sein de la filière, avec la massification et l’externalisation de certains pans d’activités. Nous accompagnons les acteurs dans cette bascule vers des prestations à engagement de résultats, qui se traduisent par la réalisation de « work packages » (lots d’activités), pouvant être simples à complexes avec des expertises multi-métiers.

C’est un changement de paradigme. Cela implique pour les partenaires d’ingénierie, comme Capgemini Engineering, de développer une autorité technique, avec des référentiels et processus d’ingénierie performants pour garantir la qualité et la sûreté, de mettre en place des organisations projets adaptées, de favoriser le partage du retour d’expérience, d’investir davantage dans les compétences…

L’effet sur le passage à l’échelle est important. Cela permet d’aller chercher des leviers, avec l’industrialisation de la production des livrables, une gestion robuste des ressources et des compétences, et la création de plateaux projets. Cela permet également d’aller recruter des talents hors des bassins d’emplois usuels (dans d’autres régions ou à l’international par exemple). Ainsi, l’ingénierie distribuée permet de faire gagner en performance les grands projets nucléaires, et de passer à l’échelle.

Le 4e enjeu selon vous est le développement de nouvelles capacités à l’international. Que voulez-vous dire par là ?

En plus d’être un débouché commercial, l’international est aussi un vivier de talents dans lequel la filière française pourrait envisager de puiser pour sécuriser les compétences dont elle a besoin.

La filière nucléaire européenne va devoir recruter de très nombreux talents pour concevoir les 30 à 45 nouveaux réacteurs en projet et développer les SMR. On parle de 450 000 personnes dans les 25 prochaines années[1]. Or tous ces corps de métiers ne seront pas mobilisés en même temps. Il serait intéressant de réfléchir à un système de pilotage dynamique des compétences et des ressources de manière à suivre la progression des différents chantiers en Europe.

Cela pourrait permettre de faire profiter la filière d’un réseau d’experts internationaux, mais également de favoriser la mobilité européenne en encourageant et en facilitant l’intervention d’ingénieurs européens sur les différents chantiers, et ainsi faire bénéficier les chantiers suivants de leurs retours d’expérience.

Cela implique également d’animer une communauté européenne autour des sujets de compétences et de formation, en développant les liens étroits entre l’enseignement supérieur, les entreprises et les acteurs des territoires, pour mutualiser nos ressources, créer des synergies et investir conjointement dans le développement de solutions de formation ambitieuses et innovantes.

Certains métiers sont communs au nucléaire et à d’autres filières. Quelles sont les filières qui entrent le plus en « concurrence » avec le nucléaire en termes de ressources humaines en France ?

Si on raisonne en bassins d’emplois, en Normandie le nucléaire est en concurrence avec les chantiers de construction navale, dans le nord de la France avec les gigafactories (usines d’assemblage de batteries pour véhicules électriques) ou des projets hydrogène. Par exemple, un enjeu commun au nucléaire et aux gigafactories est de construire des usines, ce qui requiert des compétences en termes d’installations générales, de systèmes de ventilation, de tuyauteries, etc.

Les filières liées à la décarbonation sont nombreuses et le marché du travail associé est tendu : il y a beaucoup d’opportunités pour les jeunes diplômés et les professionnels expérimentés qui veulent rejoindre ces industries. Nous devons donc être créatifs pour attirer les talents !

 

 

Retrouvez ici le point de vue de Marion Le Roy : L’ingénierie nucléaire en quête de compétences - Capgemini France

 



[1] https://ue.delegfrance.org/reunion-des-pays-membres-de-l