La souveraineté en matière d’industrie doit devenir un objectif sociétal clair et transpartisan
Septembre 2024
Louis-Samuel Pilcer
Haut fonctionnaire et maître de conférence en économie à Science Po Paris, auteur de Souveraineté économique : Analyse et stratégies
Vous avez publié en 2023 un ouvrage sur la souveraineté économique : pourquoi avez-vous jugé important d’écrire sur ce thème ?
Pour deux raisons principales :
Tout d’abord, le déclin de la France est un sujet de première importance, et ce déclin est la conséquence directe de l’effondrement de notre industrie. Nous étions une grande puissance industrielle jusque dans les années 70 et petit à petit, nous sommes quasiment devenus le pays le plus désindustrialisé d’Europe. Or le Covid a mis en lumière à quel point un pays sans industrie est un pays dépendant de ses partenaires commerciaux. À partir du moment où ces partenaires (e.g., Chine, Inde, États-Unis, selon les secteurs) décident de privilégier leurs propres besoins, alors nous nous retrouvons immédiatement en pénurie, par exemple de masques, de médicaments, de semi-conducteurs, et d’autres produits essentiels. Et ce sans n’avoir aucun poids sur la décision de ces pays de privilégier leur marché intérieur.
Et puis, parce que les solutions à ce problème ne sont pas évidentes. Le sujet est assez peu couvert par la littérature économique : peu nombreux sont les économistes qui adressent ces questions de souveraineté économique. J’ai donc voulu apporter une contribution concrète à la qualification du problème et à l’explication des tenants et aboutissants des politiques de souveraineté ainsi que des arbitrages à réaliser.
Il est intéressant de faire l’analogie avec les politiques de décarbonation. Il est devenu aujourd’hui consensuel qu’il est nécessaire de réduire nos émissions de gaz à effet de serre, et ce grâce à des dizaines d’années de contributions pour comprendre la problématique et concevoir des solutions. Ainsi, l’objectif de décarbonation est devenu une sorte d’évidence transpartisane, et nous devrions atteindre le même objectif sur les questions de souveraineté.
Que veut dire « souveraineté industrielle » pour vous, et sur quel périmètre doit-elle s’appliquer ?
La définition des termes n’est en effet jamais évidente. La souveraineté a plusieurs dimensions : politique, énergétique, militaire, etc.
Je considère que la souveraineté industrielle est la capacité d’une nation à produire (ou à s’approvisionner en) un certain nombre de biens et de services essentiels à la continuité de la vie de la nation, i.e. dans des domaines où cette nation doit disposer de capacités industrielles. Typiquement, dans le domaine militaire pour se protéger, dans le domaine alimentaire pour se nourrir, dans le domaine énergétique pour se chauffer, etc.
Plus largement, la souveraineté industrielle doit aussi permettre à une nation d’atteindre ses objectifs en matière de politiques publiques. Par exemple, si la France se donne comme objectif de développer une économie décarbonée, alors elle doit être capable de respecter ce pacte social indépendamment de ce que décident de faire les Chinois ou les Américains.
Ainsi, la souveraineté industrielle répond à des enjeux de résilience et d’autonomie stratégique.
Quant au périmètre géographique/politique d’application, bien entendu l’échelle nationale est la seule qui garantisse réellement l’indépendance. Cependant, les biens et les services ont différents degrés de criticité et de substituabilité, aussi peut-on envisager différents niveaux de dépendance. On peut accepter, pour certains biens et services, de reposer sur une production européenne, sur des partenaires commerciaux fiables ou des approvisionnements diversifiés pour minimiser les risques. Dans un monde de moyens limités, il est nécessaire de travailler de façon coordonnée entre États membres européens, de répartir les efforts et de miser sur les complémentarités pour renforcer la résilience de nos chaînes d’approvisionnement.
Quels sont les bénéfices attendus d’une relocalisation de certaines productions en France, et plus largement en Europe ?
La désindustrialisation a eu un coût social extrêmement élevé en France : l’explosion du chômage et des inégalités, ainsi que l’appauvrissement de certains territoires.
Elle a également eu un coût économique, celui des ruptures d’approvisionnement que nous subissons parfois des années après avoir fermé des usines.
Enfin, la désindustrialisation a un coût environnemental élevé : de 2000 à 2015, les émissions de gaz à effet de serre en France ont diminué de près de 20% en France, principalement sous l’effet de la délocalisation de certaines productions (et dans une moindre mesure, d’une plus grand efficacité énergétique dans les procédés). Mais dans le même temps, l’empreinte carbone de la France est demeurée globalement stable1, la demande intérieure en biens industriels étant restée élevée. On a donc certes réduit les émissions sur le sol national, mais conservé un niveau élevé d’émissions associées au mode de vie des Français. Pour résumer, nous avons « déplacé » nos émissions hors de France, en particulier en Chine, ce qui est extrêmement négatif pour l’environnement.
En résumé, la relocalisation d’une production industrielle en France permettrait des gains sociaux, économiques et environnementaux, en plus des gains de résilience et d’autonomie stratégique.
Quelles ont été les initiatives nationales et européennes récentes en termes d’aide à la relocalisation ?
Au niveau français, un grand plan d’investissement a été mis en place suite à la crise Covid : le plan de relance, d’une envergure conséquente, a permis de rapatrier certaines industries dans plusieurs secteurs. Dans la continuité du plan de relance, le plan France 2030 a été mis en place : 54 milliards d’euros de soutien public aux investissements dans différents secteurs comme l’alimentaire, la santé ou le spatial. Un exemple emblématique de relocalisation est celui de la société Seqens, qui a lancé la construction d’une usine de production de paracétamol en Isère. Grâce à un procédé innovant moins gourmand en eau et en énergie, la production est compatible avec les normes sociales et environnementales européennes, tout en restant compétitive. Un autre exemple est celui des gigafactories qui assembleront des batteries de véhicules électriques sur le territoire hexagonal, comme Verkor.
Toujours au niveau français, mais cette fois-ci du côté de la demande, le gouvernement a mis en place une politique de protectionnisme vert sur certains secteurs cibles, ce qui est bon début. Cela a notamment conduit au bonus automobile à l’achat d’un véhicule électrique dont la batterie a été conçue et assemblée dans un pays au mix énergétique bas-carbone. Ce qui permet de flécher les acquisitions de véhicules électriques des Français vers une activité d’assemblage française ou a minima européenne.
Au niveau européen, plusieurs plans d’investissements coordonnés ont été engagés sur des industries considérées collectivement comme stratégiques : les batteries, l’hydrogène, les médicaments. Des initiatives réglementaires sont également en cours de construction, dans le cadre du Batteries Act, du Critical Raw Materials Act ou du Critical Medicine Act actuellement en discussion. Sur quelques filières critiques pour notre transition écologique, le Net Zero Industry Act impose aux États membres de prendre en compte des critères de résilience et des critères environnementaux sur une proportion significative de leurs marchés publics, ce qui permet mécaniquement de promouvoir la production européenne.
Quels sont les défis à relever pour poursuivre cette relocalisation ?
Le premier défi est le coût de l’énergie, qui est plus élevé en France qu’aux États-Unis par exemple (grâce au gaz de schiste).
Le deuxième est l’asymétrie des normes sociales et environnementales : ces normes, parfaitement justifiées, sont appliquées aux produits fabriqués en France mais pas aux produits fabriqués ailleurs et importés en France. Cette asymétrie des normes nous conduit à des situations aberrantes : par exemple pour la production de médicament sur le sol français, on ne peut évidemment pas rejeter certains solvants issus de la production dans l’environnement. Les industriels doivent les retraiter ou les incinérer. En Inde au contraire, les anti-cancéreux et les antibiotiques mélangés aux solvants sont retrouvés en quantités importantes dans les rivières proches des sites de production. Les conséquences sur la santé des populations environnantes peuvent être dramatiques. Cela augmente également, peu à peu, la résistance des bactéries aux médicaments développés (antibiorésistance). Les maladies de demain sont donc favorisées par ces pratiques, et elles finiront par se propager au-delà de l’Asie évidemment. Pourtant, nous acceptons aujourd’hui de consommer des médicaments fabriqués dans ces conditions. Il faut donc que nous imposions aux produits que nous consommons en Europe le respect de normes similaires à celles qui sont en place pour notre production locale.
Cela nécessite d’accepter de payer plus cher nos médicaments. Quel est le différentiel de coût attendu entre une production de médicament en France et en Asie ?
Les études menées par la filière montrent une différence de coût entre une production française et une production chinoise de 20 à 40% sur le principe actif, dont la moitié environ est due aux normes sociales et environnementales européennes. Le surcoût est donc significatif. Cependant, le principe actif représente une partie limitée de la valeur ajoutée des médicaments, souvent de l’ordre de 5 à 20%. Sur le produit fini, la différence de coût entre une production française et une production indienne ou chinoise se situe entre 0 et 30% pour la plupart des médicaments.
Selon vous, quel est le facteur le plus limitant à la pleine contribution des entreprises privées à plus de souveraineté économique ?
La principale faille de marché est l’insuffisante prise en compte, dans la décision des entreprises, de la sécurité d’approvisionnement dans le temps. Par exemple, une décision prise en 2018 de s’approvisionner en principes actifs depuis la Chine allait coûter énormément quelques années plus tard, compte tenu des pénuries dues à la crise Covid. On comprend que les entreprises auraient un intérêt économique, en principe, à prendre en compte cette fiabilité d’approvisionnement dans leurs décisions, mais on observe qu’elles anticipent souvent mal les événements peu probables et aux conséquences graves. Cette externalité associée à la résilience, qui est négative quand on délocalise, et positive quand on s’approvisionne en France, n’est pas (ou peu) prise en compte par les acteurs économiques.
Par quels moyens l’État peut-il intervenir pour compenser cette faille ?
L’État peut mettre en place :
Du soutien aux investissements de réindustrialisation
Des droits de douane, pour taxer les importations de pays lointains sur des produits critiques
Vous connaissez bien le secteur de la santé. En matière d’autonomie de la France - et plus largement de l’Europe - dans la production de principes actifs et de médicaments, quels constats peut-on dresser suite à la crise Covid ?
Dans le secteur de la santé, le premier constat est le niveau de dépendance extrêmement élevé de l’Europe à des importations dites « lointaines » : en Europe, environ 80% de nos principes actifs sont importés de Chine et d’Inde. Pour un médicament sur six utilisés en Europe, il n’y a aucun producteur européen de principes actifs. Cela se traduit par une explosion des pénuries : depuis 10 ans, on a constaté une multiplication par 20 des ruptures de médicaments. Et bien entendu, la situation s’est aggravée depuis la crise Covid.
Le gouvernement a réalisé un travail d’identification des médicaments qu’il est prioritaire de relocaliser :
450 médicaments essentiels à notre système de santé ont été identifiés
Parmi lesquels 150 sont jugés les plus critiques et sont donc à relocaliser. Un plan de relocalisation a été engagé par le gouvernement, qui a permis jusqu’ici la relocalisation d’étapes de la chaîne de valeur de 25 médicaments critiques
Cette avancée française a d’ailleurs suscité l’intérêt d’autres pays européens, qui se sont mobilisés dans le même sens. Une initiative commune a été lancée : l’Alliance pour les médicaments critiques, qui a pour objectif de permettre des relocalisations coordonnées de production de médicaments critiques au niveau européen. Une liste européenne de médicaments critiques est en train d’être construite en s’inspirant de l’initiative française.
Ce type de travaux et d’initiatives doivent être maintenant répliqués sur d’autres secteurs de souveraineté.
1. RTE, « Futurs énergétiques 2050 », rapport complet, Février 2022, page 109