La décarbonation écosystémique au service de la souveraineté industrielle


Sébastien Kahn

Vice-Président chez Capgemini Invent, Décarbonation & Industrie, Enseignant à Sciences Po Paris sur les politiques publiques de décarbonation

Pour commencer, pouvez-vous nous expliquer le concept de « décarbonation écosystémique » ?

Pour être efficace, la décarbonation de notre économie nécessite une approche systémique : que ce soit par exemple pour une zone industrielle, une chaîne logistique ou un système de transport à une échelle régionale, on décarbone via les infrastructures (e.g. d’hydrogène, de chaleur, de CO2). Ainsi, l’évolution des infrastructures doit se traiter sous l’angle territorial, par la coopération multi-entreprises. La dynamique collective créée autour d’un tel projet de décarbonation écosystémique, qui implique des entreprises, établissements publics et collectivités territoriales, dilue le risque pour un acteur unique et facilite ainsi son engagement.

En quoi la décarbonation écosystémique est-elle un enjeu de souveraineté industrielle ?

Si les entreprises ne décarbonent pas leurs activités, elles seront tenues d’acheter des crédits carbone en grande quantité et seront donc de fait incitées à produire ailleurs, dans des pays où la réglementation est moins contraignante. La décarbonation de leurs activités permet donc de maintenir leur production sur le sol français, et participe ainsi à plus de souveraineté industrielle.

Revenons à la coopération multi-entreprises. Quels sont les principaux défis à relever pour rendre cette coopération possible ?

Le premier défi consiste à surmonter le problème de la confidentialité des données. En effet, des données doivent être mises à disposition pour dimensionner correctement les leviers de décarbonation comme les infrastructures. Or les acteurs en présence ne souhaitent évidemment pas partager leurs données de production et d’approvisionnement avec d’autres, parfois concurrents. Dans ce contexte, il est nécessaire de développer une plateforme sécurisée, opérée par un tiers de confiance. Ce tiers de confiance doit assurer la collaboration entre les parties en apportant les garanties nécessaires en termes de sécurité et confidentialité.

Le deuxième défi est la qualité des politiques publiques : leur lisibilité, leur stabilité, leur cohérence et la visibilité qu’elles apportent aux différentes entreprises.

Le troisième défi est l’identification et l’exploitation des gisements d’économie circulaire entre industriels, afin de maximiser la valeur issue de cette coopération.

La décarbonation écosystémique n’est-elle envisageable qu’à l’échelle territoriale ?

Non, la décarbonation de certains secteurs se pense nécessairement au sein d’un écosystème national ou international. C’est par exemple le cas de l’industrie aéronautique. L’empreinte carbone de l’industrie aéronautique se situe en très grande majorité dans le « Scope 3 » du bilan carbone (les émissions indirectes autres que la consommation d’énergie, sur l’amont et l’aval de la chaîne de valeur) : les émissions associées à cette empreinte incluent notamment celles des appareils en exploitation, vendus par les constructeurs comme Airbus ou Boeing.

Les leviers pour décarboner ce secteur ne sont pas locaux mais nationaux et internationaux. Il existe trois principaux leviers pour décarboner le secteur : la sobriété dans les usages (notamment réduire le nombre de vols), les gains d’efficacité (nouveaux moteurs/avions) et l’utilisation de fuels alternatifs au kérosène, comme l’hydrogène ou les carburants d’aviation durables.

Si l’on considère l’écosystème industriel aéronautique français (Airbus et ses très nombreux fournisseurs), qui fait en partie vivre les territoires autour de Toulouse et de Marignane notamment, on peut se poser la question : veut-on protéger ce secteur en maintenant une activité sur le sol national, pour préserver des emplois et une expertise exportable ? Si oui, il faudra activer les différents leviers de décarbonation cités plus haut, ce qui conduira à produire en masse des SAF (Sustainable Aviation Fuels). Ces fuels alternatifs sont pour certains produits à partir de biomasse (bio-fuels), pour d’autres à partir d’électricité bas-carbone (fuels de synthèse). Nous devrons alors faire un choix d’allocation des surfaces cultivables et d’électricité renouvelable pour ce secteur versus d’autres secteurs ou usages.

Même si on parvient à décarboner le secteur, restera néanmoins le défi de la criticité des matériaux (e.g. titane, aluminium) : plusieurs alliages de métaux rares entrent dans la composition des équipements pour l’aéronautique. D’où la nécessité de mettre en place de véritables filières de recyclage des matériaux industriels lourds. Dans ce contexte, la société Tarmac Aerosave, spécialiste du démantèlement des avions, accélère son activité de recyclage.

Dans une perspective plus large et multi-sectorielle, nous pourrions aussi envisager de taxer le kérosène pour subventionner des moyens de transport moins carbonés comme le fret ferroviaire.

Ni le « techno-solutionnisme » poussé à l’extrême ni la sobriété poussée à l’extrême ne me semblent appropriés pour relever tous ces défis et faire évoluer le secteur aéronautique, nous devrons donc trouver un juste milieu qui procède d’un choix de société, et donc de politique publique.

Vous enseignez à Sciences Po Paris, les élèves qui suivent votre cours sont-ils réceptifs aux enjeux de souveraineté ?

Quand on présente les enjeux de souveraineté industrielle en lien avec un bassin d’emplois, tous les étudiants sont réceptifs car ils comprennent très bien la nécessité de pérenniser l’emploi localement et d’assurer la résilience du territoire. Quand on prend l’angle d’un secteur industriel (qui est celui de l’aéronautique dans mes cours), ce sont les élèves de nationalités chinoise et américaine qui sont les plus réceptifs aux enjeux de souveraineté. Comme quoi, nous avons peut-être encore, en France et en Europe, un changement culturel à opérer !